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Les TICE aux Pays des Merveilles 20 mars 2010

Par Thierry Klein dans : Economie,Politique,Technologies.
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Je me suis « coltiné » à peu près 50% du rapport Fourgous ces dernières semaines – j’emploie le mot « coltiné » pour rester poli, tellement ce rapport est indigeste.

Je dois être une des seules personnes au monde à en avoir lu presque la moitié, je vous assure que ça tient de l’exploit, c’est ma performance du mois, un peu comme si j’avais couru un 100 m en 10 secondes ou si j’étais resté 6 mn sous l’eau sans respirer. D’ailleurs, c’est un peu ce que je ressentais à la lecture des phrases du rapport: « est-ce que je vais tenir jusqu’à la fin sans mourir (d’ennui) ? ».

L’histoire retiendra donc qu’Einstein a changé l’histoire de la physique avec un papier de 10 pages mais que Fourgous n’a rien changé du tout avec un pavé de 326 pages. Comme quoi, avant de s’intéresser aux TICE, un peu de bonne vieille instruction classique ne nuit jamais et aurait peut être permis au(x) rédacteur(s) d’apprécier les mérites de la concision et de la clarté. (Je sais, cher lecteur, tu penses toi aussi que l’introduction de ce billet est bien trop longue ! Pourtant tu vas poursuivre sa lecture le sourire aux lèvres – et crois moi, tu apprendras bien plus en lisant ces quelques lignes qu’en consultant le rapport Fourgous, même si, à ton grand regret, leur auteur n’est pas non plus Einstein !).

J’ai parlé dans un précédent billet des problèmes de forme et des consternants lieux communs qui émaillent le rapport et le site Web de la mission:

« Toute la société arrive à l’ère numérique (Quelle perspicacité !). La communication se fait instantanée (Oui, c’est vrai depuis l’invention de la radio, il y a grosso modo un bon siècle) . Les fenêtres s’ouvrent sur le monde entier (Et en plus il fait -5° dehors, c’est donc pour ça qu’il fait si froid dans mon bureau ce soir !) … Le numérique est un démultiplicateur de la productivité, des échanges et surtout un démultiplicateur des apprentissages. (Je n’ai rien vu d’aussi beau depuis la multiplication des petits pains. Mon Dieu, pardonnez-moi pour le côté finalement si irrévérencieux de ce billet. Je n’ai pas pu me retenir, une fois de plus. Je me suis encore laissé aller. Pardon, pardon, pardon !) »

Mais je ne voudrais pas m’attarder sur ces problèmes de forme (tu le regrettes, cher lecteur, car j’aurais pu continuer ainsi pendant des dizaines de pages, toutes plus croustillantes les unes que les autres – le rapport est une sorte de Bouvard et Pécuchet des TICE).

Je vais donc te parler simplement des trois problèmes de fond, cher lecteur.

1. Les prémisses de l’analyse sont fausses. Partant, ce rapport ne présente pratiquement aucune information utile pour l’utilisation des TICE à l’école.

Il y a pourtant des centaines de pages d’études diverses et variées, toutes aussi peu pertinentes les unes que les autres. Une sorte de compilation dont la réflexion est presque totalement absente, au point qu’on pourrait croire que cette partie a été écrite par un programme (mais les auteurs n’ont sans doute pas une maîtrise suffisante des TICE pour que cette hypothèse soit crédible). Beaucoup d’erreurs factuelles aussi, ce qui n’est pas forcément si grave, mais surtout, autant que j’ai pu en juger sur les sujets où j’ai une compétence, une ignorance crasse et de nombreux biais, dont je reparlerai.

C’est dans le résumé du rapport que vous voyez le mieux le point de vue complètement baisé de la mission Fourgous.

Cette brochure « de synthèse » (sic !), à la mise en page splendide (au moins les graphistes du rapport, à défaut des auteurs, auront-ils eu du talent !), confond savoir et satisfaction (en vrac, satisfaction des élèves, des parents, du corps enseignant, tous mélangés dans une joyeuse ronde d’acteurs béatement satisfaits par l’utilisation des TICE dans la merveilleuse ville d’Elancourt.

Absolument aucune analyse réelle du niveau (avant / après / comparé) des élèves, juste leur fameux « ressenti », mélangé à « l’impression des professeurs » et au « vécu des parents » (les termes employés font penser à la Star’Ac, est-ce volontaire ?). Bref, il FAUT utiliser les TICE parce qu’elles satisfont (page 8) « les élèves, les parents, les professeurs ».

Problème: la satisfaction de l’élève n’est pas l’objectif de l’école.
Les objectifs prioritaires de l’école : la transmission du savoir et la transformation de l’élève en citoyen. C’est selon ces deux critères qu’on doit évaluer l’intérêt des TICE à l’école, et surtout leur rapport qualité/prix. Dépenser des milliards pour « satisfaire » le monde éducatif, c’est du gaspillage pur et simple. (Il est évidemment nécessaire d’intéresser l’élève pour qu’il apprenne mieux, il est nécessaire de rassurer les parents, il est nécessaire de valoriser les professeurs. Mais ces éléments sont des moyens, non des fins.)

Il faudra bien un jour, il faut dès maintenant, évaluer les TICE à l’aune de la pure performance scolaire (voir mes billets sur l’évaluation aléatoire).

Si le rapport se refuse non seulement à le faire, mais même à évoquer ce point, c’est parce qu’il est biaisé dès le départ car

2. Le lobbying industriel perce derrière l’analyse

A certains égards, ce rapport présente un côté publicitaire. En tant que Directeur de Speechi, j’aurais probablement accepté de financer le contenu de certaines pages tellement elles servent nos intérêts de vendeurs de tableaux interactifs.

Vous verrez par exemple (page 5) une superbe image d’un tableau interactif (malheureusement concurrent !). Cette image est magnifiquement retravaillée et détourée à tel point qu’elle perd tout caractère informatif et n’est plus qu’une sorte de mise en valeur. Problème: ce que je tolère dans une brochure de pub, je ne l’admets pas dans un rapport parlementaire.

De même, l’opinion des acteurs est présentée d’une façon totalement tendancieuse (Fourgous dans le monde des TICE, c’est Alice au pays des merveilles, en bien plus merveilleux encore !). Ainsi :

« Tous les enseignants veulent rester à Elancourt… Les témoignages sont unanimes… Toutes les expériences s’avèrent très positives ».

La réalité du terrain : aujourd’hui, en gros 1/3 des enseignants sont moteurs, 1/3 s’y mettent petit à petit et 1/3 sont réfractaires aux TICE (ce qui, à mon avis, est leur droit. Le meilleur professeur d’histoire que j’ai eu n’utilisait même pas de craie).

Un parti-pris « pro-Tice », une mise en valeur exagérée et biaisée de leur usage ainsi que, probablement, la préparation du terrain au bénéfice de certains industriels: voilà donc pour moi le deuxième défaut de ce rapport.

3. Le modèle du Royaume-Uni, synthèse des biais du rapport.

Il faut aussi mentionner la fascination pour le modèle anglais.

« Le gouvernement britannique n’impose ni directive technique, ni directive organisationnelle, il donne une grande flexibilité aux collectivités et aux établissements, cette souplesse fait partie des forces du Royaume-Uni.

Au Royaume-Uni, le chef d’établissement dirige son établissement comme une entreprise. Il recrute ses enseignants et les évalue.

L’établissement dispose d’une très large autonomie dans son fonctionnement quotidien, ses objectifs, ses inscriptions et dans sa recherche de mécènes.

Cette approche « libérale » permet la création et la pérennisation d’emploi.

« 

Et tout ça c’est évidemment très bien, parce que l’intérêt industriel suit… Le Royaume-Uni est le pays le plus équipé en tableaux interactifs et, bien évidemment,

« le privé a toute sa place pour participer à l’amélioration des moyens mis à disposition du système éducatif. »

(La réalité du secteur éducatif anglais est pour moi très différente. Le Royaume-Uni est le pays où l’enseignement a été le plus désorganisé dans les 10 dernières années, suite aux réformes de Tony Blair. Mises en concurrence, les écoles se doivent, pour attirer les élèves, d’afficher des « signes extérieurs» de capital scolaire à défaut d’en posséder toujours. On a remplacé l’objectif éducatif par l’apparence, par la vitrine commerciale, symbolisée par le TBI).

Tenter de rapprocher l’école du monde économique n’est pas critiquable en soi. Le problème, c’est que ce discours masque souvent simplement la volonté d’utiliser l’école pour servir des intérêts économiques. L’école n’est alors plus qu’un marché. Elèves, professeurs et parents ne sont plus des citoyens mais des consommateurs.

Les TICE, au sens où les conçoit Fourgous: la fin de l’école telle que je la conçois.

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Commentaires»

1. Cédric - 21 mars 2010

« le point de vue complètement baisé de la mission Fourgous » : lapsus calami, ou typo volontaire, Thierry ? :~)

2. Christophe Pradier - 11 avril 2010

Bonjour Thierry et merci pour ce post !
1/ Il dénonce un fait grave et l’inaction ambiante qui y répond.
2/ Je commençais à me demander si j’étais seul.

Remarque d’un professeur de collège lors d’une discussion sur le sujet des TICE à l’école (vers 2005) :
« Si, si, il faut des ordinateurs à l’école, parce que les jeunes, ils sont super forts avec ça… »
La réflexion m’avait laissé pantois ! C’est le monde à l’envers. Alors donnons des comités aux parlementaires, des guerres aux militaires et des talk shows aux ministres, vu que c’est là où ils sont les meilleurs !

Passée l’excitation, je me dis que, dès le titre du rapport, il y a un hic : « Réussir l’école numérique ». On ne pose pas la question de la place du numérique. La réponse est déjà donnée. On parle de l' »école numérique », la notion est acceptée et le parlementaire brode sur le thème. Hier nous avions l’instruction publique, aujourd’hui l’éducation nationale et, demain, l’école numérique.
Seulement, mon école idéale n’est ni numérique ni analogique… suis-je trop exigent ?

En tant que responsable dans le domaine informatique, gardant volontairement un contact fort avec le monde de l’enseignement, je suis doublement outré par la tournure que prennent les choses. Non seulement l’éducation nationale oublie que l’école n’a pas pour objet de devenir une garderie, même multimédia (l’objet de votre post), mais, en plus, les générations de jeunes sortant de nos établissements publics ne savent pas manipuler l’outil informatique au-delà de la bête consommation passive. Cela est vrai du collège à la sortie des école d’ingénieurs, à l’exception des quelques rares jeunes qui font l’effort par eux-mêmes (ni aidés ni soutenus par les établissements).

Dans ce climat, un document tel que le résumé du rapport Fourgous ressemble pour moi à la petite lettre faussement manuscrite du directeur de telle grande enseigne, que l’on reçoit en même temps que le catalogue publicitaire de ladite grande enseigne :-<

PS : « Le gouvernement britannique n’impose ni directive technique, ni directive organisationnelle, il donne une grande flexibilité aux collectivités et aux établissements, cette souplesse fait partie des forces du Royaume-Uni. » Ils ont beau citer cette réalité en exemple, Paris n’est pas prêt de décentraliser les *décisions* concernant l’éducation nationale. C’est triste de voir comment ils mettent en valeur une idée qu’ils ne voudraient surtout pas voir apparaître dans d’autres dossiers.