jump to navigation

Internet ou la paupérisation croissante des travailleurs intellectuels 22 janvier 2010

Par Thierry Klein dans : Blogs et journalisme,Dr House,Google,Technologies.
Lu 7 649 fois | trackback

Dans son Capital, Marx décrit comment les grandes usines de la révolution industrielle, « coopérations de machines » ont succédé aux manufactures du Moyen-Âge, « coopérations d’hommes », infiniment moins productives.

Le travailleur de Marx, qui effectue une activité physique, se retrouve en concurrence avec la machine et ce qui en résulte, c’est sa paupérisation.

Qu’est-ce qu’un journal ? C’est exactement une manufacture, au sens où la décrit Marx, à ceci prêt que le produit final (le journal) résulte d’une coopération intellectuelle et non pas d’une coopération physique. C’est pour ça qu’il a survécu à la révolution industrielle : on n’a pas encore inventé de machine pour écrire. (Le terme machine à écrire est un pur abus de langage : il faudrait en fait parler d’imprimante à clavier).

Quelle est l’action de Google sur la manufacture journalistique ? Google (qui est une machine) met automatiquement le journaliste en concurrence, non pas avec des machines, mais avec les productions intellectuelles de tous les autres écrivains, journalistes (ou même indignes blogueurs), de la terre.

Cette mise en concurrence de la production intellectuelle du journaliste est brutale, immédiate, sauvage et aussi déloyale : le blogueur n’est pas un salarié rémunéré. Le plus souvent, il ne cherche pas à vendre son droit d’auteur. Il est impossible pour le journaliste, qui doit en vivre, de s’aligner financièrement.

Confronté au phénomène de « création spontanée et gratuite » de contenu, les journaux ont invoqué la qualité soi-disant supérieure de leur création, de leur formation, de leur déontologie, etc…

Il n’est pas certain que cet argument soit fondé car, comme tu peux t’en rendre compte en ce moment, cher lecteur, les billets de ce blog constituent des productions intellectuelles tout à fait remarquables et seul le désintéressement total, qui touche à la sainteté, de leur auteur est la cause de leur publication sous cette forme totalement gratuite.

Surtout, l’histoire nous montre que l’argument de la soi-disant qualité est totalement vain. En leur temps, les artisans l’ont invoqué contre les manufactures, puis les manufactures contre les machines, plus récemment les usines occidentales contre la production chinoise. Quand les produits sont à peu près identiques pour le consommateur, c’est le plus facile d’accès – c’est-à-dire en général le moins cher – qui l’emporte.

Les journaux étant financés par la publicité, on a observé depuis quelques années un déplacement de la publicité « papier » vers la publicité « Internet » (gérée par Google) : plus qu’un changement de support media, ce déplacement s’interprète, en termes marxistes, par une captation d’une partie de la plus-value réalisée par la manufacture journalistique au profit de la machine développée par Google.

Au temps des machines, le Capitaliste obtient un avantage concurrentiel en finançant machine et travail, ce qui lui permet d’empocher la plus-value.

Mais ce qui est remarquable au temps de l’Internet, c’est que si Google jouit bien de l’avantage concurrentiel grâce à son moteur ou à Google News, il ne finance aucun travail ni aucune production intellectuelle. En mettant en place un mécanisme de liens publicitaires sponsorisés, Google transforme en plus-value un travail qu’il ne contrôle pas et sa position stratégique est infiniment plus fragile que celle de l’industriel de Marx.

Si la production « spontanée » de contenu diminuait un jour, pour des raisons sociologiques ? Si un autre moteur proposait des rémunérations publicitaires plus intéressantes que Google ? Si des états – France ou Chine – tentaient de saper le mécanisme de création de valeur de Google ? Ou si les journaux les plus lus s’entendaient entre eux pour refuser leur contenu à Google, empêchant le mécanisme de mise en concurrence sauvage de fonctionner ?

Dans tous ces cas, dont vous lisez des exemples quotidiens dans la Presse, la position de Google serait violemment attaquée, peut-être de façon vitale.

Google a pleinement conscience de cette fragilité et il ne faut pas interpréter autrement les multiples entreprises menées pour tenter de capter de façon plus pérenne cette plus-value.

Si, par exemple, sa tentative de numériser tous les livres aboutit, Google captera ad vitam aeternam une partie des droits publicitaires générés par le trafic lié aux livres et cette captation aura une durée supérieure au droit d’auteur lui-même puisque Google continuera à toucher de l’argent lorsque les œuvres seront tombées dans le domaine public.

Le cas de Google et de la presse est évidemment emblématique mais Internet met en danger un grand nombre de secteurs de production intellectuelle à court ou moyen terme, par des mécanismes de captation similaires (mise en concurrence, utilisation d’une abondance de contenu) :

– la médecine. Dans un grand nombre de cas, une description, même à distance, des symptômes permet d’arriver à un diagnostic. Il existe déjà des sites et des forums où on peut décrire son cas et les résultats sont absolument remarquables. Je vous invite à suivre l’épisode « Epic Fail » de Dr House (Saison 6) où le patient obtient de meilleurs résultats par Internet qu’avec l’équipe de House. (Cher lecteur, invoquer l’exemple vulgaire d’une série américaine peut sembler totalement déplacé à l’intellectuel que tu es. Tu as eu du Marx. Tu attendais une citation biblique. Ou au moins du Freud ? Et tu te retrouves avec du House ! Mais rassure-toi, House, c’est un peu tout ça à la fois. Ce n’est pas du tout une série banale mais une œuvre à part entière et tu le vérifieras en allant lire mes billets concernant cette série).

Ce qui protège encore les médecins ? Le côté sacré du traitement de santé. Ce qui les attaque ? La nécessité de réduire les coûts.

– l’ingénierie. Internet met les ingénieurs du monde entier en compétition. Dans le secteur informatique, il est devenu plus rentable de développer « offshore ». Des sites comme Odesk mettent en concurrence les ingénieurs de tous les pays, à des coûts horaires souvent inférieurs au Smic. Qui plus est, l’Open Source crée pour tous les ingénieurs informatiques une concurrence gratuite.

– La création graphique, le design… sont déjà touchés et l’effet ira s’accentuant lorsque des moteurs de recherche d’image permettront de rechercher des images de façon aussi efficace que du texte, par style, par goût, etc… (Google travaille sur un moteur « intelligent » de recherche d’images).

– Il est impossible de faire une liste exhaustive mais tous les métiers intellectuels dits « de profession libérale », à de rares exceptions prêt, seront impactés pour au moins une partie de leur pratique (juristes, enseignants, consultants d’entreprise…).

Au chapitre 25 du Capital, Marx, citant Bertrand de Mandeville, déclare que la richesse la plus sûre (pour le capitaliste) consiste dans la multitude des pauvres laborieux.

Pour Google, la richesse la plus sûre, c’est juste la multitude des êtres humains connectés.

Billets associés :

Commentaires»

1. sebrieu - 22 janvier 2010

Je suis d’accord avec toi, sauf sur Docteur House. J’ai toujours su que sous l’armure capitaliste se cachait un Marxiste timide que Stanford n’avait pas pu faire disparaitre..

2. EnPassant - 24 janvier 2010

Ce billet est très clair ; je ne comprends pas le commentaire de sebrieu : je n’ai pas compris la référence au capitalisme/Marx et Stanford. Ou alors le premier commentateur n’apprécie pas le Dr House, ce doit être ça sans doute. Moi je n’ai jamais regardé, alors je ne m’avancerai pas trop.

J’ai cependant une « vision » plus optimiste d’Internet : je pense que pour les personnes et les organisations bonnes en communication, il peut permettre le retour d’artisans dans tous les domaine, parce que leur marché s’étend à la planète… Pour « peu » qu’on maîtrise l’anglais « globbish » et qu’on communique bien.

Mais… Je suis d’accord que l’Internet peut dévaloriser le travail intellectuel. Ce pourrait bien être l’effet majeur, dur-dur. Cependant on croule sous l’information et le sceau d’éditeurs connus et respectables peut assurer un tri utile, de l’intérêt de payer pour de la connaissance de bonne qualité, sinon on se doit de lire beaucoup plus avec un oeil très critique, et certaines connaissances ne sont pas facilement vérifiables.
L’information médicale par exemple met en jeu la vie des gens, on peut avoir très mal à la tête pour rien de grave et être seulement un peu bizarre et « couver » une attaque cérébrale. (Trouve plus ses mots, ne sais plus calculer, marche un peu bizarre…)

Quand il s’agit d’informations concernant les ordinateurs, le jardinage ou le bricolage, les risques sont moindres.

Peut-être bien aussi que les films et les livres vont devoir subir une évolution majeure pour intégrer Internet. La guerre menée pour garder le statut quo est perdue d’avance.