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Quelques causes morales de la crise des élites françaises 20 juillet 2005

Par Thierry Klein dans : Elites.
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Si je jette un coup d’oeil en arrière sur la génération précédente, presque tous les amis de mes parents qui, à 20 ans, ont réussi le concours d’entrée des grandes écoles considérées comme les plus élitistes (ou les plus difficiles) auront eu une carrière de haut fonctionnaire. (j’entends fonctionnaire au sens large, ce qui inclut, mais de façon non limitative, le service de l’état).

Pour bien comprendre ce point, il va falloir que je donne une définition généralisée du fonctionnaire. Je vous conseille (avec Kundera) la lecture de l’ Arrière-Saison de Stifter.

"Tant que l’administration s’élargit et s’agrandit, elle doit engager un nombre de plus en plus grand d’employés et parmi eux, inévitablement, de mauvais ou de très mauvais. Il est donc impératif de créer un système qui permet que les opérations nécessaires puissent être accomplies sans que la compétence inégale des fonctionnaires les pervertisse ou les affaiblisse. Pour bien préciser ma pensée, je dirais que l’horloge idéale devrait être construite de telle façon quelle fonctionne bien même si on échange ses pièces en remplaçant les mauvaises par les bonnes et vice-versa. Une telle horloge est inconcevable (1) Mais l’administration ne peut exister que sous une telle forme".

Autrement dit, le fonctionnaire c’est celui qui effectue avec zèle des travaux partiels sans comprendre, ou essayer de comprendre le tout – voire même ce qui se passe dans les bureaux voisins. Je trouve ce point de vue intéressant car il permet de rapprocher des aspects de société qu’on a en général tendance à opposer. Il se pourrait en effet que des sociétés hyper fonctionnarisées telles que l’Union Soviétique des années 50, ou la France d’aujourd’hui ne soient pas humainement si distantes de sociétés hyper libérales comme les USA. Le travailleur à la chaîne tel que le définit Ford est aussi un fonctionnaire au sens de Stifter et il suffit d’avoir voyagé ne serait-ce qu’une fois aux USA pour voir à quel point le pays est fonctionnarisé (passez  la douane, allez au MacDo et appelez ensuite n’importe quel SAV de grande société américaine pour me comprendre).

Dans le roman de Stifter, Risach, le héros est un haut fonctionnaire qui quitte son poste parce qu’il ne supporte pas un travail dont le sens lui est incompréhensible – ce qui fait qu’il ne peut pas agir en fonctionnaire. Je pense que le comportement de Risach constitue un raccourci saisissant de ce qui se passe aujourd’hui pour les élites françaises.

Au sens où elles existent aujourd’hui, les élites françaises ont été créées par Napoléon – et renforcées par de Gaulle – pour servir l’Etat. L’Etat, c’était la France et pour tous les français, y compris les élites, la notion de France était confondue avec tout un tas – ou un fatras – de valeurs universelles (les droits de l’Homme, le rayonnement, une "certaine idée de la France", etc… Lisez les Mémoires de Guerre de deGaulle ou La promesse de l’Aube pour une vision, certes exaltée, mais au fond assez commune de la France).

Si, donc, je regarde les amis de mes parents, ceux qui faisaient partie des élites rentraient au service de l’Etat, si possible par l’intermédiaire d’un grand Corps, ou d’une grande entreprise et n’en bougeaient plus. Jusque dans les années 70, les grands projets du pays étaient valorisants, scientifiquement intéressants, parfois d’avant garde (Aerobus, qui est devenu Airbus, la SNCF puis le TGV, le nucléaire, Ariane, Concorde, la télé couleurs, et j’en passe…). Leur activité coïncidait totalement avec une certaine idée humaniste de la France et du monde qu’ils entretenaient pour la plupart. De par leur formation – quasi militaire – et leur potentiel intellectuel, ils étaient des outils parfaitement efficaces pour le développement de ces grands programmes, et de l’administration en général. Ils étaient certes des fonctionnaires, mais n’avaient pas à quitter leur poste comme Risach puisque la finalité de leur travail leur apparaissait comme généralement utile et compréhensible.

(Tous ceux qui ont lu Pagnol se souviennent de la description de son père instituteur, la foi un peu simple qu’il avait en son métier, son enthousiasme, sa vision du progrès qu’il partageait avec tous les autres instituteurs ou presque. Et bien, les élites françaises étaient comme le père de Pagnol. Evidemment, elles vivaient beaucoup mieux – mais n’étaient pas fortunées pour autant et cela leur importait peu car elles recherchaient un statut social avant tout. Les élites étaient la version "caviar" de l’instituteur de Pagnol.

Cet état d’esprit n’existe plus aujourd’hui. La plupart de mes amis X ne sont plus au service de l’état. Ceux qui y restent, qu’ils aient ou non fait des grands corps, n’arrêtent pas de se plaindre du mauvais traitement qui leur est fait, comparent avec envie leur salaire à celui du privé et cherchent la meilleure façon de "pantoufler" ("pantoufler", pour un haut fonctionnaire, c’est le miroir aux alouettes; l’équivalent de "créer une entreprise" pour la majeure partie d’entre nous. Un brin de prise de risque – pas trop quand même car on peut toujours redevenir fonctionnaire, un petit goût de défendu – les collègues de bureau le déconseillent,  et malgré tout un côté tendance et affirmation de soi qui permet de se dire "je l’ai fait !"…). Il y a 30 ans, tout était bon pour rentrer dans le Corps. Aujourd’hui, on cherche avant tout à en sortir. Bref, les hauts fonctionnaires sont devenus de simples cadres supérieurs comme les autres. J’y vois trois causes principales, deux de nature nationales et une de nature internationale.

Les causes nationales

1) De Gaulle a été le dernier dirigeant qui a su créer le sentiment que la France était universelle, en lançant réellement des projets d’envergure (j’en ai parlé plus haut) et en glorifiant la notion d’une France au service de l’humanité. Depuis de Gaulle, que ce soit par manque de vision ou de leadership – et probablement les deux, plus un programme d’état d’envergure (au sens où, s’il réussit, le pays peut compter dessus pendant 50 ans pour en vivre). On amuse la galerie avec différents programmes (cf les récents pôles de compétitivité) mais la révolution de l’informatique, qui constitue LE fait industriel majeur des trente dernières années a été manquée et on semble s’y résigner. Il y a toujours un corps des Mines, alors que les Mines n’existent plus depuis longtemps, mais il n’y toujours pas de Corps de l’Informatique (4).

2) Indépendamment de tout problème lié à ses dirigeants, l’Etat s’est de plus volontairement retiré de l’Industrie depuis 30 ans.

La droite prône ce retrait par libéralisme, ne se rendant pas compte que l’Etat, se retirant, ne laisse derrière lui qu’un désert que les entreprises sont incapables de combler, quoi que prétende le Patronat. L’Europe a renforcé ce phénomène en interdisant toute initiative d’envergure des états par idéologie et en ne sachant pas susciter elle-même de nouvelles directions.

La gauche a agi de façon pire encore en multipliant le nombre de fonctionnaires inutiles simplement pour lutter contre le chômage – qui plus est en s’en vantant. Pour reprendre le paradigme de la montre, dont je parlais plus haut, la droite prétend que les montres sont devenues inutiles – ce que personne de sensé ne croit vraiment, au fond, mais la gauche a créé de nouvelles montres, ressemblant en tous points à de vraies, y compris au niveau du mécanisme intérieur, à la différence près qu’elles n’ont pas d’aiguilles et qu’on n’a même plus l’espoir de jamais y lire l’heure. Dans un contexte où les hauts fonctionnaires acceptaient finalement leur condition au nom d’un idéal de progrès, la gauche a une grande responsabilité dans la destruction morale d’une des forces majeures du pays, qu’elle s’attachait pourtant à protéger. Ce que la droite la plus libérale n’aurait sans doute jamais pu accomplir, la gauche l’a fait, en enlevant, si j’ose dire, son ressort à l’administration.

Une tendance internationale

Qu’on le veuille ou non, les regards sont depuis 30 ans tournés vers l’Amérique. L’Union Soviétique s’est effondrée, la France n’a plus d’existence politique réelle et l’Europe n’en a jamais eu. Les américains ont gagné la bataille de la communication et le modèle de l’intérêt commun organisé et centralisé (l’Etat français) paraît bien désuet face au modèle de l’intérêt individuel triomphant et décentralisé. Les anciens pays communistes regardent les Etats-Unis bien plus que l’Europe, qui est vue comme une sorte d’état intermédiaire entre la dictature et le Nirvanã américain. La publicité, le cinéma renvoient cette image d’individualisme forcené qui est de plus en plus vécue comme le stade ultime de l’évolution de l’homme vers la liberté entamée, en gros, en 1789 (3). C’est l’Amérique qui fixe nos valeurs et peut-être bientôt notre langue (4). En tous cas, c’est l’Amérique que les élites regardent et qu’elles admirent – ou souvent dénigrent, ce qui est en fait exactement la même.

En ce sens, elles auront été les premières victimes de la mondialisation.

 

Voir aussi le billet Quelques causes psychologiques de la névrose des élites françaises et leurs conséquences.

(1) Sur ce point au moins, Stifter se trompe. 150 ans plus tard, on croit lire dans son mécanisme la description d’un ordinateur multi-processeurs "fault tolerant" ou un exposé des principes d’architecture fondateurs du réseau Internet (le principe d’Internet, c’est qu’un grand nombre de noeuds du réseau peuvent tomber en panne sans nuire au fonctionnement global du réseau). Mais c’est un autre sujet, encore qu’il ait des aspects connexes à celui-ci, donc: AUTRE BILLET !

(2) Le caractère totalement figé des grands Corps depuis plus d’un siècle constitue un des symptômes de la névrose des élites, dont j’ai parlé dans un PRECEDENT BILLET.

(3) Je parle de la façon dont l’Amérique est vue. Que cette vision soit réelle est un autre sujet (alors là très complexe) qui pourrait faire l’objet d’un AUTRE LIVRE !

(4) A ce sujet, je ne suis pas tout à fait d’accord avec ceux qui trouvent les actions concernant la préservation de la langue ridicules. Mais ce sera pour un AUTRE BILLET !

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Commentaires»

1. doc - 9 mai 2006

et ben…
ca promet pour l’avenir ! :-\

2. LEMPEREUR - 4 février 2011

Hé oui, mais pour les fonctionnaire de base c’est vrai aussi. On ne s’improvise plus secrétaire. Le fonctionnement de base est archaïque, les secrétaire utilise l’outil informatique comme une machine à écrire. Pas de formation. Pourtant dans les années 1960 il fallait 3 ans pour former une dactilo! aujourd’hui on met une personne devant un écran et on pense que la machine va effectuer le travail en 2 clics de souris! On utilise que 2% des possibilités des logiciels, les gens n’étant pas formés. Que de temps perdu, que d’énervement. Il est urgent de créer des écoles de fonctionnaires pour tous les grades de l’administration pour avoir des gens compétent à tous les niveaux.Ma direction régionale est incapable de se servir des logiciels de cartographies ou de statistiques, pis, elle n’en connaît pas l’existance ni donc les possibilités techniques que l’on pourrait exploitées!

3. Perhan - 21 avril 2012

Puisque vous êtes dans les « causes morales » le point de vue de celui qui écrit « par delà le bien et le mal » est peut-être intéressant:

« D’UNE PROMOTION DE DOCTORAT. -« Quelle est la mission de toute instruction supérieure ? – Faire de l’homme une machine. – Quel moyen faut-il employer pour cela ? – Il faut apprendre à l’homme à s’ennuyer. – Comment y arrive-t-on ? – Par la notion du devoir. – Qui doit-on lui présenter comme modèle ? – Le philologue : il apprend à bûcher. – Quel est l’homme parfait ? – Le fonctionnaire de l’État. – Quelle est la philosophie qui donne la formule supérieure pour le fonctionnaire de l’État ? – Celle de Kant : le fonctionnaire en tant que chose en soi, placé sur le fonctionnaire en tant qu’apparence. » Nietzsche